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Hello

Ilana avait la boule au ventre. Si la conduite tumultueuse du chauffeur de bus lui donnait des nausées, c’est autre chose qui la rendait profondément anxieuse. Pourtant, Ilana s’apprêtait à vivre un scénario de rêve : deux semaines dans un camp d’été canadien, au soleil doré de l’Amérique. Cela changerait de l’habituel camping dans le sud de la France, avec ses parents.

Ce n’était pas la première fois qu’Ilana allait au Canada. Elle avait déjà rendu visite à sa tante qui habite au Québec. C’était d’ailleurs celle-ci qui l’avait déposée au départ du camp. Ilana n’était pas très proche d’elle, la voyant peu, mais fut très reconnaissante quand tante Léna su répondre à toutes les questions du moniteur à sa place. Du haut de ses dix ans, Ilana n’avait aucune idée de la classe canadienne équivalente au CM2. Du haut de ses dix ans, elle s’était également demandée pourquoi ils répartissaient les enfants en fonction du niveau scolaire et non de l’âge, tout simplement. Elle aurait su répondre en anglais si on lui avait demandé son âge.

Alors qu’on vérifiait son dossier, Ilana observait les autres enfants du camp. Il y en avait de tous les âges, des plus jeunes qu’elle mais aussi des adolescents. La plupart gardait un sourire aux lèvres quand ils se séparaient de leurs parents. Ils se regroupaient ensuite entre eux très naturellement, car devaient se connaître de l'école ou bien avoir l’habitude de se retrouver chaque été. Mais surtout, en tendant l’oreille, Ilana comprit avec effroi que la plupart des enfants ne parlaient qu’anglais. En l’inscrivant dans ce camp, ses parents avaient espéré qu’Ilana pourrait s’amuser, mais surtout qu’elle y améliorerait son niveau d’anglais. Le Canada avait semblé être un bon compromis puisqu’on y parle aussi français. Cependant, ils ignoraient que la francophonie ne résidait qu’au Québec. Inutile de préciser que ça n’était pas la résidence du camp.

Voilà pourquoi Ilana était anxieuse. Tous les enfants riaient entre eux et faisaient connaissance parce qu’ils pouvaient se parler. Mais son niveau d’anglais ne lui permettait pas une conversation développée. Elle se souvient encore de tante Léna lui souhaitant “Good luck” en rigolant, avant de la laisser monter dans le bus, comme si dans le fond elle avait prédit les difficultés qu’Ilana allait rencontrer.

Ce fut un soulagement d’arriver au camp, abrégeant le supplice des secousses du bus. C’était un bus scolaire jaune, à l’américaine. “Comme dans les films”, s’était dit Ilana. Elle avait alors trouvé l’idée plaisante. Elle se voyait alors comme personnage principal d’un film dont l’héroïne serait forcée de s’aventurer dans des contrées exotiques.

Pour la première journée du séjour, le directeur du camp fit un discours de bienvenue devant tous les campeurs. Ilana ne comprit que quelques mots de son anglais rapide. Heureusement, elle semblait avoir trouvé le héros de son film, le compagnon de l’héroïne, juste avant le discours. Il s’appelait David, un moniteur qui par grande chance parlait français, sa grand-mère étant québecoise, et qui l’avait donc pris sous son aile. L’anxiété d’Ilana s’était apaisée pour la première fois. Elle comptait sur lui pour traduire les informations importantes une fois le discours fini.

Mais au moment venu, sans consulter Ilana, David la présenta au camp entier, en demandant au directeur de répéter son discours en français pour elle. Il avait voulu lui montrer qu’on se donnerait de la peine pour elle, pensant que ça la rassurerait et forçant ainsi le directeur à montrer l’exemple. Mais au moment où tous les regards se sont posés sur elle, Ilana n’eut pas du tout envie qu’on pense autant à elle. Gênée, elle avait laissé glisser un timide “Hello” à l’assemblée. Ilana en voulut à David de l’avoir mis dans cet embarras. Même s’il avait de bonnes intentions, Ilana avait l’impression d’avoir été pointée du doigt pour sa différence. Et Ilana savait comment la plupart des enfants pouvaient agir devant quelqu’un de différent.

Il y a trois ans, Rose était arrivée en cours d’année dans la classe d’Ilana. La maîtresse l’avait présentée et avait demandé d’être gentils avec elle. Ilana était une enfant sage et obéissante. Elle avait partagé son goûter le jour-même avec Rose. C’était avant que cette dernière ne fasse tomber sa moitié de barre chocolatée après qu’un garçon ait tiré ses oreilles en criant “Trop drôle, on dirait Dumbo !”. En effet, Rose avait de grandes oreilles, assez décollées d’autant plus. Elle n’avait rien répondu, s’efforçant plutôt de cacher ses oreilles derrière ses longs cheveux blonds, en vérité trop fins pour les dissimuler correctement. Ilana avait alors acheté un bonnet à Rose pour son anniversaire, n’ayant pas la malice ou la volonté de nuire en quelque sorte aux harceleurs pour les faire taire. Juste après son anniversaire, Rose avait quitté l’école, seulement quelques semaines après l’avoir rejoint. Ilana semblait avoir compris que ses parents bougeaient beaucoup pour leur travail. Ilana ne la revit plus jamais et s’était toujours demandé ce qu’il lui était arrivé.

Aujourd’hui, c’était elle qu’on avait présenté à la classe. Aujourd’hui, Ilana avait l’impression d’avoir de grandes oreilles et aurait voulu qu’on lui offre un bonnet pour cacher sa différence. Si cette dernière peut au mieux attiser une curiosité bienveillante, il allait être difficile de la nourrir sans pouvoir communiquer. Quand le rassemblement fut dissous, David se tourna vers Ilana pour l’aider à porter ses sacs. Mais il comprit par sa moue et ses sourcils froncés qu’il avait froissé la demoiselle. Pensant pourtant avoir bien fait, il préféra se tourner vers d’autres enfants qui avaient aussi besoin de son aide. “Non, ce n’est pas le héros de mon film”, avait pensé Ilana, encore contrariée par sa trahison.

Ainsi, depuis le premier jour de camp, Ilana était constamment anxieuse. Ses rapports avec les autres enfants étaient toujours étranges car distants. Au mieux certains lui lançaient juste un sourire - qui vaut parfois mille mots - au pire on préférait l’ignorer. Mais ce qu’Ilana détestait le plus étaient ceux qui lui disaient seulement “Hello” sans pour autant entamer une conversation. C’était certes un effort de leur part, mais pour Ilana c’était un faux espoir, puisqu’ils repartaient à chaque fois dans la plus grande indifférence. La politesse est toujours appréciée, mais peut parfois tirer vers l’hypocrisie. Dans ce cas-là, on aurait dit que ces enfants voulaient se donner bonne conscience en saluant Ilana, sans pour autant réellement la considérer. Pire encore, avec les sourires en coin de certains, Ilana était persuadée qu’ils se moquaient d’elle, reproduisant son timide “Hello”, seul mot qu’elle avait pu prononcer devant l’assemblée du premier jour. Un seul mot qui était devenu son cauchemar et pour lequel elle était devenue célèbre. “Je suis une star”, se disait Ilana pour positiver. Mais les plus grandes stars sont souvent les plus solitaires.

Elle ne pouvait pas nier qu’hormis cet échec social, le cadre du camp était idéal. Les repas étaient bons et les activités variées. Il y avait du sport, de la création et de l’art. Ilana aimait se réfugier dans ces activités. Ce qu’elle préférait, c’était la peinture. Elle n’avait besoin de parler à personne pour cela, une immersion qui lui permettait d’oublier ses problèmes. Le responsable des activités artistiques lui avait d’ailleurs reconnu un certain talent pour son âge. “Je suis une artiste incomprise”, se disait Ilana, reprenant les paroles d’une chanson entendue à la radio.

Ilana logeait dans une sorte de chalet qu’elle préférait appeler une cabane. Elle avait huit autres colocataires dont une monitrice. Cette dernière jouait bien son rôle, ce qui suffisait à rassurer Ilana quand les autres filles se montraient odieuses. En effet, même si elle ne comprenait pas ce qu’elles disaient entre elles, Ilana était sûre que ses colocataires se moquaient d’elle régulièrement. Cela se voyait à leurs sourires malicieux et leurs regards perçants rivés sur elle. Ilana entendait les paroles de sa mère. “C’est qu’elles sont jalouses”, aurait-elle dit. Mais Ilana ne voulait pas qu'elles soient jalouses, elle aurait préféré pouvoir s’intégrer au groupe.

Un soir d’insomnie, dans son sac de couchage, alors qu’elle pensait à tout cela, Ilana se demandait si elle se serait aussi moquée à leur place. Elle se souvint qu’il y a deux ans, elle s’était rendue compte que ses amies prenaient régulièrement une fille de leur bande comme bouc émissaire et défouloir. Et ça ne lui avait pas plu. Mais en prenant sa défense, Ilana s’était attiré les moqueries gratuites de ces soi-disant amies. Ce jour-là, elle avait décidé de ne pas se moquer. Mais cela semblait tellement plus facile de se ranger du côté des méchants. “Non”, se dit-elle, “je dois rester l’héroïne de l’histoire. Et l’héroïne est toujours gentille.” Sur ces paroles, Ilana finit par s’endormir.

Dès le lendemain pourtant, Ilana subissait de nouveau sa paranoïa, redoutant les messes basses de ses colocataires. Elle finit par se trouver méchante de reprocher à autrui ce dont elle n’avait en vérité aucune preuve. “Peut-être que c’est moi le problème.” Alors Ilana décida d’agir. Si elle ne pouvait pas communiquer avec les mots, elle le ferait autrement. Ainsi à partir de ce moment, chaque fois qu’Ilana peignait un nouveau tableau, elle décidait de l’offrir à une de ses colocataires ou à d’autres enfants qu’elle voyait souvent. Comme à chaque enfant à qui on offre quelque chose, ces derniers avaient apprécié le geste et avaient fini par lui faire des requêtes personnelles qu’Ilana se plaisait à satisfaire. C’était comme les enfants qui donnaient leur goûter pour se faire des amis, mais Ilana y voyait quelque chose de plus personnel. D’un autre côté, il y avait l’impression que ces enfants gâtés semblaient profiter de sa générosité. Même si la sincérité de ces relations n’était qu’à moitié illusoire, cela suffisait à Ilana pour se sentir bien. “Au moins j’aurais fait de mon mieux.” se disait-elle. Et puis, les héroïnes de film ont toujours un moment de naïveté et de confiance avant qu’on les trahisse.

Même s’il s’agissait d’un camp, il ne s’agissait pas non plus de dormir dans des tentes et de se laver dans un cours d’eau. Si les enfants dormaient sous un toit, il y avait également un bâtiment avec des douches en dur pour garder chaque enfant au propre. Au début du camp, c’était un endroit qui avait angoissé Ilana. La pudeur n’avait jamais été un problème pour elle, mais dans ce contexte où elle se sentait constamment regardée, c’était devenu très gênant. Une fois enfermée dans la cabine de douche, Ilana avait souvent profité du bruit et de l’eau qui coule pour pleurer et extérioriser ses angoisses. Mais maintenant qu’elle avait pu s’intégrer à sa manière, elle s’était détendue et se sentait mieux dans son corps.

Mais un jour, en sortant de la douche, Ilana noua sa serviette autour de sa tête, pour sécher ses cheveux bruns qu’elle venait de laver. Shana, une de ses colocataires, était à la sortie des cabines et vit passer Ilana. Elle remarqua sa coiffe parfaite, technique que Shana avait elle-même emprunté, mais avec moins de grâce. Shana avait alors soufflé à une copine “She is copying me”, pensant qu’Ilana ne comprendrait pas. Mais la jeune fille fit tout de suite le lien avec le mot français “copier”. Dans un élan de rage, Ilana interpella la peste en gardant son calme, mais en restant ferme dans sa voix. “I’m not copying you.” Et elle repartit avec la certitude qu’elle n’avait pas été paranoïaque, que ces filles se moquaient bien d’elle et que malgré ses efforts elles continuaient.

Ilana avait remarqué depuis bien longtemps que Shana menait la bande. Si ça se trouve, c’était elle qui influençait les autres. Si ça se trouve, sans elle, il n’y aurait pas de moqueries. Après tout, les moqueries, c’est souvent une personne qui lance une remarque et dix autres qui rigolent derrière.

Le lendemain, Ilana décida de se rendre à l’atelier d’art pour évacuer ses mauvaises pensées. Aujourd’hui, elle allait dessiner un singe. Elle commença par des croquis au crayon papier et remplit seulement ensuite les formes de peinture. Sa toile était bien entamée, quand passa par là Shana et sa bande. Elle vint voir Ilana, avec un sourire aussi faux que ses boucles d’oreilles clips, en disant “Oh nice, is that you ?”. Ilana avait continué de peindre en ignorant sa remarque désagréable et les rires alentour. Shana, alors frustrée de ne pas attirer son attention, se saisit d’un pot de peinture et en étala sur toute la toile, rendant l'œuvre immonde. “Oh now it’s you.” Un sentiment insaisissable monta à la tête d’Ilana. Il y eut un moment d’inconscience. Ces moments où le contrôle nous échappe et la spontanéité prend le dessus. Il suffit d’un battement de cil. Quand Ilana rouvrit ses yeux, Shana était recouverte de peinture rose fuschia, une couleur qui de toute façon revenait souvent dans sa garde robe. Ilana était terrifiée, ne comprenant pas elle-même ce qu’il s’était passé, avant de voir sa main tenir le pot de peinture. Mais Ilana ne voulait pas pour autant s’excuser. Pour la première fois elle vit dans les yeux de Shana la même peur et le même sentiment de honte qu’elle avait subi pendant cette première semaine de camp. Mais elle avait tout de même des soupçons de regret. “Je ne peux plus être héroïne de l’histoire. J’ai été méchante.” Bien sûr, à dix ans, Ilana n’avait pas encore regardé ces films où les protagonistes sont des anti-héros qui en valent pourtant autant la peine que les héros parfaits de la plupart des dessins animés qu’elle regardait.

Malgré tout, Ilana voulait s’efforcer à rester positive. Pour cela, il fallait d’abord fuir ces pestes. Elle avait besoin d’air frais, elle en avait besoin maintenant. Elle courut jusqu’à la sortie du cabanon sans pouvoir éviter un impact brutal. Un garçon était entré en même temps et aucun des deux enfants n’avait remarqué l’autre. La surprise et la peur firent oublier à Ilana le précédent incident. Bientôt, ce fut la honte qui prit place : en fonçant dans ce garçon, Ilana avait aussi renversé le pot de peinture sur ses baskets en tissu, cette fois sans faire exprès. Quand elle releva la tête après avoir constaté le désastre, elle se retrouva nez à nez avec sa victime.

“H...Hello !”

Dans la panique, Ilana n’avait pu prononcer que ce mot qu’elle détestait pourtant. Elle regretta instantanément, pensant que le garçon allait le prendre comme une moquerie. Ilana se trouva odieuse.

“Hum…”

Le garçon semblait gêné et agacé. Il fronçait les sourcils, certainement contrarié par cet événement. Si contrarié qu’il ne trouvait pas ses mots. Ilana était sûre qu’il l’avait en plus reconnue, la petite française timide. Après seulement quelques secondes écoulées, il parut comme reprendre ses esprits et ouvrit enfin sa bouche, encore hésitant, mais avec un sourire en coin.

“Bom… Bomjouw ?”

Avec l’accent canadien douteux du garçon, Ilana mit quelque temps à comprendre, avant d’offrir son plus beau sourire au jeune homme et de rire nerveusement. Ses joues semblaient lui faire mal tellement cette mimique lui avait manqué ces derniers jours. C’était un rire de soulagement mais aussi un rire contagieux qui ne tarda pas à gagner le jeune homme. Ilana fut si heureuse et soulagée qu’il l’ait pris avec humour. Si heureuse que pour une fois, même si maladroitement énoncé, on avait cherché à s’adapter à elle. Grâce à un simple mot, ce même mot qu’elle détestait, elle avait enfin ressenti de la joie, aussi convaincue que l’héroïne avait trouvé son héros.